L'inspiration pastorale dans la musique française

Incursion dans les œuvres de Berlioz et Debussy

Jusqu’à présent, la musique française est globalement restée au second plan de nos publications. Cela peut s’expliquer. En effet, les premiers ouvrages que j’ai édités avaient pour objet l’étude de l’écriture tonale (Les Gammes et les intervalles, 2017, L’Harmonie, 2018) au sein de laquelle la modulation et l’emprunt occupent une place essentielle. De fait, étudier l’écriture tonale, c’est se placer essentiellement en observateur attentif de la musique allemande et porter un regard outre-Rhin quelque peu oublieux d’un Ravel, voire parfois dédaigneux de ces maîtres que sont par exemple Gounod, Massenet ou encore Chabrier. Même la musique des luthistes, des organistes et clavecinistes français du XVIIIe siècle, si elle est certes parfaitement tonale, est moins encline aux incessantes modulations et chromatismes, et plus proche de ses origines modales. C’est en Allemagne que le chromatisme, sécrété dès l’origine par le système tonal, a été porté à son paroxysme par Richard Wagner. Arnold Schoenberg le radicalisera jusqu’à son ultime conséquence, la dissolution de la tonalité.

Pour autant, si elle n’est pas absolument centrale pour la compréhension du système et de l’écriture tonales, la musique française ne peut pas être mise de côté. A l’aube du XXe siècle, de grands noms comme Fauré et Debussy la replacent au cœur du concert européen, par la réintroduction d'une modalité réinventée et élargie. Cette présence réaffirmée de la musique française va d'ailleurs de pair avec l’émergence des écoles russes et espagnoles avec lesquelles elle partage ce goût de la modalité et celui du raffinement orchestral. Prévaudront une sensibilité exacerbée pour le timbre, annoncée par Berlioz et prolongée par Rimsky-Korsakov, pour la sonorité et la couleur de l’accord en soi, libéré de ses fonctions tonales, dans une harmonie luxuriante, et un quasi-abandon des formes générées par la tonalité, à savoir la fugue, la sonate, la symphonie, au profit de formes sans cesse renouvelées. Dans ses écrits, Debussy brocarde à l’envi ces œuvres à sujets et contre-sujets, à bithématisme et développement, jugés convenus, et dont la subtilité française n’aurait que faire. Dans La Damnation de Faust de Berlioz, Brander, après avoir entonné la chanson du rat dans la fameuse scène de la taverne d’Auerbach, non sans quelque malice et irrévérence, propose à l’assistance, en guise d’hommage funèbre au pauvre rongeur grillé dans le four, de reprendre en chœur « Une fugue, un choral ! », emblématiques de l’esprit d’outre-Rhin.

Mais les distinctions que l'on peut établir entre les univers musicaux français et allemand ne s'arrêtent pas là. En effet, un des aspects de ce qu’il est convenu d’appeler le romantisme, notamment allemand, est une quête passionnée des origines, celtes et germaniques, un dépassement de la tradition gréco-latine, qui, jusque-là, constituait avec l’Histoire sainte un horizon presque unique de l’art en Occident. On sait la formidable fascination qu’a exercée la légende du barde Ossian au tout début du XIXe siècle. Wagner a consacré des années de travail à sa Tétralogie, années inscrites dans un vaste et puissant mouvement de recherche embrassant de multiples disciplines. L’œuvre des frères Grimm en offre un frappant exemple. A l'inverse, en France, et notamment chez Berlioz et Debussy, la Grèce et Rome, hellénisme et latinité, maintiennent leur empreinte, reflet d’une antiquité idéalisée.

L’inspiration pastorale chez Berlioz

Les vers de Virgile, en particulier, ont profondément marqué cet imaginaire. La poésie virgilienne, comme plus généralement la poésie antique d'ailleurs, a deux visages, deux versants contrastés : la poésie épique, celle des combats et de l’héroïsme, de haute inspiration et de haute facture, et la poésie bucolique ou pastorale, celle de la terre, des paysages et des ciels changeants, des paysans et des bergers, des récoltes et des troupeaux, où se mêlent à la fois rudesse et douceur de vivre. Cette dernière adopte une métrique qui lui est propre, le distique élégiaque, formé d’un hexamètre suivi d’un pentamètre dactylique, dont l’origine remonte à l’ancienne Grèce. L’hexamètre et le pentamètre sont des vers de six et cinq pieds. Les pieds sont composés d’au moins deux syllabes, longues ou brèves. Ils constituent les figures rythmiques, comme le dactyle, formé d’une longue suivie de deux brèves dont l’équivalent serait une noire et deux croches, l’anapeste, son inversion, deux brèves suivies d’une longue, le spondée, deux longues, l’ïambe, une brève et une longue. Que de fois n’avons-nous lu les présentations du second mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, où l’on signale que le motif est composé d’un dactyle et d’un spondée !

Le grand poème épique, L’Énéide, narre la chute de Troie, la fuite d’Énée et sa rencontre avec Didon, la reine de Carthage, qu’il abandonne pour fonder Rome. Les Bucoliques, un recueil de dix petites pièces en hexamètres, appartiennent à ce monde pastoral créé par le grec Théocrite. Le poète mantouan s’approprie la culture grecque : les divinités helléniques se mêlent aux cultes italiques. Les nymphes des sources côtoient Palès. Pan et Jupiter habitent le même Panthéon.

Très jeune, Berlioz, fut nourri de ces innombrables vers latins auxquels il vouait une véritable passion juvénile, évoquée dans ses Mémoires : « En me parlant de passions épiques que je pressentais, il sut le premier [Virgile] trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l’Éneide, n’ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s’altérer et se briser ? (...) Lorsque j’en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit hélas bien connu les flots de son sang courroucé ; obligé que j’étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles (…), à cette image sublime de Didon, qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d’un frissonnement nerveux, et dans l’impossibilité de continuer, je m’arrêtai court. »

De cette familiarité avec le texte virgilien naîtra son grand opéra, « l’opéra des peuples latins », Les Troyens, une des œuvres les plus singulières du XIXe siècle, composé de cinq actes en deux parties : La prise de Troie puis les Troyens à Carthage. Il en écrit lui-même le livret issu des Chants 2 et 4 de L’Énéide. Dans la seconde partie, la reine Didon abandonnée par Énée meurt et la musique s’élève au sublime.

Dans ce grand tableau épique se trouvent deux épisodes pastoraux : au premier acte, le chant de Chorèbe, fiancé de Cassandre, évoque la plaine ondoyante, les tranquilles troupeaux et le pâtre heureux. Au quatrième acte, s’élève le chant du poète Iopas : « Ô blonde Cérès », déesse des moissons et de la fertilité. Le troisième mouvement de la Symphonie fantastique, « la scène aux champs » témoigne du caractère permanent de cette inspiration bucolique et virgilienne. Les deux sections pastorales commencent et finissent le mouvement.

Dans le silence, seul chante le cor anglais, mélodie simple et dépouillée du berger soufflant dans le chalumeau, interpellant son compagnon. Celui-ci lui répond dans le lointain, muni d’un roseau plus frêle, le hautbois, reprenant le même motif à l’octave supérieure. Après le premier motif en majeur, le cor anglais reprend la mélodie, cette fois en mineur. Le second berger répond par le même mineur, écho d’un chant nimbé de mélancolie. Le dialogue occupe les vingt premières mesures, en quatre sections où le second instrument reprend à l’identique la phrase du premier. Les deux instruments alternent, puis chantent ensemble, dans le bruissement du feuillage évoqué par les trémolos des cordes. Le vent se lève. Dans le calme d’une nature reflétant les mouvements de l’âme, la passion berliozienne couve.

Le mouvement s’achève. À nouveau le berger interpelle son lointain compagnon. La mélodie du cor anglais se fait entendre, mais reste alors sans réponse, hormis les sourds grondements du tonnerre. Le cœur se serre dans une nature désertée où le ciel s’assombrit. Un cor anglais solitaire et quatre timbales, singulière formation, hors de toute convention d’orchestration, voilà bien un des aspects de cette musique française où s’impose l’évocation imagée, quasi picturale.

Images pastorales et figures mélodiques chez Claude Debussy

Et puis vint Claude Debussy, et son Prélude à l’après-midi d’un faune. Le musicien présente ainsi son œuvre : « La musique de ce Prélude est une très libre illustration du beau poème de Mallarmé. Elle ne désire guère résumer ce poème, mais veut suggérer les différentes atmosphères, au milieu desquelles évoluent les désirs et les rêves de l'Egipan, par cette brûlante après-midi. Fatigué de poursuivre nymphes craintives et naïades timides, il s'abandonne à un sommeil voluptueux qu'anime le rêve d'un désir enfin réalisé : la possession complète de la nature entière ». La musique fut composée dès 1892, et exécutée en 1894. C’est en 1912 que les ballets russes de Serge de Diaghilev en donnèrent une version chorégraphiée qui fit date.

Dieux rustiques, mi-hommes mi-boucs, les faunes et les sylvains étaient, peu ou prou, les équivalents latins des égipans et des satyres grecs. Le faune, à l’instar du dieu Pan, se sépare rarement de sa flûte, la syrinx. Protecteur des troupeaux et des bergers, le pin et l’olivier sauvage lui étaient consacrés. L’inspiration pastorale court tout au long de l’œuvre de Claude Debussy. La syrinx y fait entendre à maintes reprises ses mélismes, éloignés de toute contrainte métrique, sans doute significatifs d’un des aspects du style d’écriture mélodique de l’auteur.

Là encore, comme dans La Scène aux champs, au début de l’œuvre sonne, seule, la flûte du faune, paresseuse et vagabonde, debussyste pour tout dire. À partir d’un do dièse long et comme suspendu, la mélodie ébauchée, par deux fois, s’infléchit en valeurs brèves jusqu’au sol bécarre inférieur, puis remonte au do dièse, comme hésitante. Du troisième do dièse, cette fois au-dessus, s’épanouit alors la ligne qui devient vraie mélodie. Le diatonisme et ses clairs et larges intervalles se substitue au chromatisme, et va s’immobiliser sur un la dièse. C’est alors qu’une somptueuse harmonie surgit. Le la dièse en est la note supérieure, doublée et prolongée par le hautbois. Les quatre sons de l’accord parfait mineur et sixte majeure, do dièse mi sol dièse la dièse, sont tenus par les deux hautbois et les deux clarinettes.

S’y ajoute un glissando de harpe et une ébauche de contrechant confiée au cor. Puis les notes do dièse et mi se haussent d’un demi-ton et sonne l’accord noté ré bécarre fa bécarre la bémol si bémol par enharmonie, pourvu cette fois de la fondamentale grave si confiée aux contrebasses et à la seconde harpe : cinq mesures de perfection musicale, à la fois mélodique, harmonique et de timbre, de l’unique do dièse initial de la flûte à la pleine sonorité de l’accord de si bémol et sa résonance naturelle.

A la troisième mesure, comme un clin d'oeil, les quatre premières notes du motif sont identiques à celles des bergers de la scène aux champs, dans leur version mineure : do dièse ré dièse sol dièse mi chez Debussy, et fa sol do la bémol chez Berlioz.

Evoquons à présent sept images pastorales : Syrinx, La Flûte de Pan, En Sourdine, le Faune, The Little Shepherd, Pour invoquer Pan, Sonate pour flûte, alto et harpe.

Debussy, loin de toute recherche d’une authenticité vaine, évoque une antiquité imaginaire, rêvée comme dans d’autres textes l’Espagne ou l’Asie, suggérée dans un raffinement allant parfois jusqu’à la préciosité.

Voici donc sept motifs mélodiques, sept incipits, mesures initiales où le lecteur sera libre de déceler l’empreinte du compositeur et d’établir des analogies, ébauche d’une étude de la mélodie chez Debussy.

 

Syrinx, une pièce brève pour flûte seule, est comme improvisée. Partie du si bémol initial, la mélodie vagabonde sans contrainte.

La première des Chansons de Bilitis (trois mélodies pour chant et piano sur des poèmes de Pierre Louÿs) est précisément La Flûte de Pan. Le poème commence ainsi : « Pour le jour des Hyacinthies, il m’a donné une syrinx faite de roseaux bien taillés (…) »

Avec l’injonction si debussyste « sans rigueur de rythme », la main droite du piano s’élance vers le la dièse, telle la syrinx, pour retomber en deux souples triolets colorés de pentatonisme. La phrase s’accomplit en une belle cadence dans le mode lydien.

Les Fêtes galantes sont six mélodies pour chant et piano sur des poèmes de Paul Verlaine, constituées de deux fois trois textes. En sourdine est la première pièce du premier recueil, Le Faune, la seconde pièce du second recueil.

Dans En sourdine, Debussy ouvre une nouvelle fois par une note longue, sol dièse, ici répétée, comme hésitante, puis un triolet, si souvent entendu, d’où éclot une ligne descendante qui vient se poser une sixte plus bas, sur un si intégré dans l’accord mi sol si ré. Le compositeur indique Rêveusement lent.

Dans Le Faune, l’indication « tempo rubato » suggère à nouveau la souplesse du jeu. La flûte est seule, dépouillée de toute harmonie : un ré aigu, long, une descente rapide jusqu’au ré placé deux octaves plus bas, puis la ligne hésite, et se suspend sur le mi. On notera cette suspension, typiquement debussyste, dans le texte suivant.

Le Petit berger, une pastorale dans le monde de l’enfance, est la cinquième pièce du recueil Children’s Corner. À partir du sol dièse, comme perché, une ligne descendante, vers le ré, le si, puis une seconde fois vers le ré. Cette immobilisation sur une note finale redite et ornée est une habitude de l’écriture debussyste. Debussy reprend ici la musique de scène qu’il avait écrite pour une représentation récitée et mimée des Chansons de Bilitis, en particulier six des douze initiales qu’il écrit pour piano à quatre mains, avec l’évocation des timbres de la flûte et de la harpe, ou même des crotales, ou cymbales antiques.

 

Pour invoquer Pan, dieu du vent d’été, « dans le style d’une pastorale ». Voici à nouveau l’humble syrinx dans une ligne ascendante parcourant l’octave et ses cinq degrés, dépouillée de toute harmonie.

Debussy projeta d’écrire six sonates. Il convient de ne pas se tromper sur le terme de sonate. Ici, point de référence à la sonate classique, celle de Haydn, Mozart et Beethoven, mais plutôt un hommage à la tradition française, celle des XVIIe et XVIIIe siècles, de François Couperin et Jean-Philippe Rameau. A cet égard, rappelons deux œuvres, l’une de Debussy, L’hommage à Rameau, l’autre de Ravel, Le tombeau de Couperin, toutes deux témoignages de reconnaissance des deux compositeurs français à leurs aînés, rétablissant une tradition, par-dessus le siècle romantique allemand.

Debussy écrivit les trois premières sonates : pour violoncelle et piano, pour flûte, alto et harpe, et enfin pour violon et piano. Le premier mouvement est intitulé Pastorale. Dans ces neuf mesures initiales, la flûte mélancolique improvise ses libres volutes, secondée par la harpe et son sol bémol quasi ininterrompu. L’alto lui succède, seul, telle une voix plaintive. Flûte et harpe accomplissent ce bref dialogue en un clair fa majeur.

 

Ce texte est un extrait de l'article que j'ai publié dans le troisième numéro de la revue Gradus ad Parnassum, intitulé L'Inspiration pastorale dans la musique française.

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