Retour sur La Valkyrie 

De même que Goethe avait écrit les premières scènes de Faust en 1774 et ne l'avait achevé qu'en 1832, Wagner a consacré une très grande partie de sa carrière à la réalisation d'une œuvre. Les premiers éléments de l'Anneau (Der Ring des Nibelungen), et plus précisément le poème, ont été écrits en 1848, et l'œuvre finale est finalement créée à Bayreuth des 13 au 17 août 1873. Le compositeur écrivit en 1853 : "Cette œuvre est le poème de toute ma vie, de tout ce que je suis."

C'est une des œuvres lyriques les plus considérables, à la fois par sa densité, par ses dimensions et par sa profonde originalité structurelle, orchestrale et dramatique. L'Anneau du Nibelung, parfois nommé le Ring ou la Tétralogie, est en réalité composé d'un prologue et de trois journées, en fait quatre opéras. Le deuxième de ces opéras est La Valkyrie (Die Walküre).Comme l'ensemble du Ring, La Valkyrie puise son inspiration dans les mythologies germaniques. L'opéra met en scène la figure centrale de Brünnhilde, l'une des Valkyries, fille de Wotan, le maître des dieux. L'intrigue tourne aussi autour des Wälsungen, une race tourmentée. L'un de ses représentants, fils de Wotan et d'une mortelle, est, au début de l'Acte I, un homme en fuite et à bout de force. Pourchassé à travers les bois, à l'extrême limite de l'épuisement, il trouve refuge chez Hunding, un chasseur, qui est absent, et dont l'épouse, Sieglinde, le désaltère et l'invite à rester. A son retour, Hunding reconnaît en l'étranger l'un des Wälsungen, qu'il considère comme une famille criminelle et maudite. S'il était absent, c'est parce qu'il s'était joint à la troupe de chasse. Cependant, en vertu des lois de l'hospitalité, il ne peut s'en prendre à sa proie. Le réfugié en sursis pourra donc rester dans sa demeure pour la nuit mais devra l'affronter dès le lendemain matin. Après avoir endormi son époux par un breuvage, Sieglinde rejoint le fugitif. Elle lui raconte son histoire : elle fut mariée de force à Hunding et espère être délivrée. Le jour de ses noces, un vieillard mystérieux (en réalité Wotan sous l'apparence d'un voyageur errant) a planté une épée dans le frêne qui se trouve au milieu de sa chaumière. Il a prédit alors qu'un héros viendrait un jour l'arracher du tronc. La jeune femme sent que l'homme est son libérateur. Elle lui donne un nom nouveau : Siegmund, le héraut de la victoire. Dans le souffle de cette nuit de printemps, ils se laissent aller à une ardeur sans limite. Dans leur extase, ils se reconnaissent comme deux jumeaux séparés dans l'enfance, Wälsung l'un et l'autre. "D'un seul coup, d'une force extraordinaire, il arrache l'épée au tronc et la montre à Sieglinde, au comble de l'étonnement et de la joie". Au sommet de leur exaltation, le frère et la sœur s'abandonnent à l'amour. Cette union, à la fois adultère et incestueuse, est une faute impardonnable aux yeux des dieux. Le couple est condamné par Wotan à périr et Brünnhilde est chargée d'exécuter cette peine. Dans la scène 4 de l'acte II*, la Valkyrie annonce à Siegmund son destin : il mourra dans le combat qui l'opposera à Hunding et la suivra au Walhalla. Ici apparaît pour la première fois le motif du Destin (le Schiksalskunde-Motiv), l'un des plus beaux thèmes wagnériens, auquel fait suite le poignant motif de la Mort  (le Todes-Motiv), tous deux prolongés par des tambours funèbres. Ces deux motifs de quatre mesures chacun sont juxtaposés et se succèdent sans développement. L'effectif instrumental est intégralement confié aux cuivres (tubas, trompettes, trombones, cors).

Il s'ensuit un long dialogue entre le héros condamné et Brünnhilde. Apprenant que Sieglinde ne peut le suivre aux Walhalla, Siegmund préfère y renoncer. Émue par cet amour profond et sincère, Brünnhilde décide alors d'enfreindre l'ordre de son père et de changer l'issue du combat.

Cette trahison est vaine, car Wotan intervient lui-même pour assurer la victoire de Hunding. Et au troisième Acte, la Vierge guerrière est condamnée à son tour par le dieu (scène 3*). Elle sera prise au piège sur un rocher, destinée à être à la merci du premier homme qui l'atteindra. L'orchestration est alors confiée aux bois (hautbois, cor anglais, clarinettes, clarinette basse et bassons) auxquels s'ajoute le pupitre des cors. Les trois interpellations initiales de Brünnhilde ("Fut-ce si honteux, ce que j'ai commis, que tu punisses mon acte par tant de honte ?" ; "Etait-ce si vil, ce que j'ai fait, que tu m'avilisses si profondément ?" ; "Etait-ce si malhonnête, ce que j'ai accompli, que ma faute me prive de mon honneur ?") sont ponctuées par les vents.  Tourmenté par l'hésitation qu'il a de perdre, après Siegmund, un autre de ses enfants, Wotan se laisse finalement convaincre de protéger le rocher et sa captive par un mur de flammes (que seul un héros sans peur pourra franchir).

Wotan est peut-être le personnage le plus intéressant de La Valkyrie. Dans L'Or du Rhin (le premier opéra), il est la personnification du désir humain d'agir et de posséder. Son désir de posséder le Walhalla, le Burg inexpugnable, symbole de sa puissance, l'a conduit a dérober l'Anneau du diabolique Alberich, dont il se sert pour payer les Géants, bâtisseurs de sa forteresse. Le nibelung volé a, dans la rage, maudit son bien ("Que toute joie disparaisse pour l'être à qui sourira sa splendeur ! Qu'une déchirante angoisse assassine qui l'aura ! Qu'une dévorante envie ronge quiconque ne l'a pas ! Qu'il guide toujours son maître vers ses égorgeurs ! Que le maître de l'Anneau soit le valet de l'Anneau !" L'Or du Rhin, scène 4). 

Désormais maître du monde, Wotan est pourtant devenu, dans La Valkyrie, le moins libre de tous : contraint d'abord de respecter les lois en vertu desquelles il règne, et ainsi finalement de condamner ses propres enfants (Siegmund d'abord, puis Brünnhilde). Il est successivement confronté à trois figures féminines et qui mettent en scène toutes ses contradictions. La mère, Erda (L'Or du Rhin, scène 4), l'épouse, Frika, qui le conjure de faire respecter les lois par lesquelles il règne sur le monde, et enfin la fille, Brünnhilde. Erda est la voix de la légalité (au sens de justice immanente), elle est la mère originelle et surconsciente. Elle avertit Wotan que la quête insensée du pouvoir absolu représenté par l'Or (l'Anneau) conduit progressivement les Dieux vers leur destruction. Frika quant à elle représente la convention stérile, le légalisme banal, symbolisés par les deux béliers qui tirent son char. Elle n'est pas liée à Wotan par le sang mais par les liens légaux du mariage. Elle est le produit pervers du désir de puissance de Wotan, du détournement par ce dernier de son élan naturel et profond (son désir originel d'aller vers la Vérité, pour lequel il a autrefois sacrifié son oeil) au profit du désir vain et pervers de domination. Enfin Brünnhilde est le symbole explicite de la conscience de Wotan ("Je me parle en te parlant", Acte II scène 2). Elle devient aussi, progressivement, la manifestation de l'Amour. On apprend d'ailleurs (Acte II, scène 1) que Wotan a engendré Brünnhilde d'Erda. Aussi l'Amour est-il le produit de la conscience originelle (l'Ur-Wala dans le texte).

Pendant toute la scène 1 de l'Acte II, qui consiste en un long dialogue entre Wotan et Frika, un motif important est développé à l'orchestre : celui de la Douleur de Wotan, qui exprime sa lutte intérieure. 

Les contradictions du dieu peuvent se résumer dans le fait paradoxal que c'est lui-même, sous l'apparence d'un vieillard errant, qui a planté dans le Frêne l'épée Notung, symbole de la délivrance des Walsüngen. En effet, le dieu cherche à échapper au piège qu'il a lui même contribué à créer. "J'ai besoin d'un héros, qui, sans la protection divine, s'affranchisse de la loi divine ; à cette seule condition pourra-t-il accomplir un exploit nécessaire aux Dieux, mais impossible à chacun d'eux". 

En dehors des longs monologues qui visent à reprendre tout le récit depuis le  début, répétitions destinées à rafraîchir la mémoire du spectateur-auditeur, nulle mention de la malédiction de l'Anneau dans l'opéra. Cruellement agissante dans les trois autres opéras (mort de Fasold dans l'Or du Rhin, mort de Fafner dans Siegfried, mort de Siegfried dans Le Crépuscule des Dieux), elle ne joue ici aucun rôle direct. C'est pourtant elle qui conduit inexorablement l'intrigue vers sa fin. Aux couples tragiques Siegmund-Sieglinde / Wotan-Brünnhilde (Valkyrie) se substituera le couple rédempteur Siegfried-Brünnhilde auquel il donne naissance. L'Or, transfiguré par l'Amour, restauré à sa place originelle (les profondeurs sacrées du Rhin) à la fin du dernier opéra, engendre la rédemption du monde en même temps que la fin des Dieux. Le feu divin qui embrase le rocher à la fin de l'opéra est destiné à dévorer l'ancien monde, et tel le Pyrrhus de Racine, Wotan pourrait s'écrier : "Brulé de plus de feux que je n'en allumai." 

Les deux scènes signalées par un * (la scène 4 de l'acte II et la scène 3 et l'acte III) sont analysées dans le premier numéro des Cahiers Gradus ad Parnassum.

 

 

 

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